L’ouvrage Alpinisme & anarchisme vient de paraître aux éditions Nada ! Guillaume Goutte, l'auteur, a accepté de répondre à plusieurs de nos questions...
Qu’est-ce qui vous a conduit à vous pencher sur les relations entre l’alpinisme et l’anarchisme ?
Guillaume Goutte : L’anarchisme est un projet politique global qui aspire à transformer la vie dans tous ses aspects. Il a pensé la question du travail, de l’exploitation, du pouvoir, de l’éducation, de l’alimentation, de la sexualité, du sport... L’alpinisme ne pouvait pas y échapper ! Je pratique cette discipline depuis un moment déjà et je suis un militant syndicaliste issu du mouvement libertaire : faire le lien entre ces deux mondes m’a donc semblé intéressant. D’autant que les discours qui tendent à vouloir faire de la montagne et de l’alpinisme un univers apolitique, coupé des fracas de l’histoire et des tumultes du monde d’en bas, m’ont toujours agacé. Comme si l’altitude devait aplanir les antagonismes de classe...
Cette discipline possède une image assez élitiste. Que nous dit l’histoire ?
Guillaume Goutte : L’alpinisme est né dans la première moitié du XIXe siècle, au sein de la haute société britannique. Seuls les aristocrates et les grands bourgeois avaient le temps et les moyens financiers pour s’adonner à ce nouveau loisir loin de chez eux. Les premières structures qui naissent un peu partout en Europe, dont le célèbre Club alpin français (CAF), n’échapperont pas à ce schéma. Jusqu’aux années 1920, l’alpinisme restera essentiellement une histoire de puissants.
Quels furent les principaux acteurs de la démocratisation de l’alpinisme en France ?
Guillaume Goutte : À la toute fin du XIXe siècle, on assiste à l’essor de groupes de montagne populaires, notamment en Isère. La plupart de ces associations s’inscrivent dans ce que l’on a appelé le « paternalisme ouvrier » : des bourgeois créent des structures pour organiser, mais surtout encadrer, les loisirs de plein air de la classe ouvrière. À noter toutefois qu’il s’agit moins d’alpinisme que de randonnée, l’idée étant surtout de proposer aux travailleurs un autre horizon que le bar après une semaine de travail. Certains commencent cependant à critiquer l’entre-soi des institutions comme le CAF. La première grosse pierre de l’alpinisme populaire est posée en 1919. Une section des Amis de la nature est créée en Alsace et investit les Vosges, avant d’essaimer en région parisienne et dans les Alpes. Mais il faut vraiment attendre 1936, avec la naissance du Groupe alpin populaire et la création des congés payés, pour voir apparaître un alpinisme travailliste, c’est-à-dire organisé par les travailleurs et pour les travailleurs. Passé la guerre, la FSGT va œuvrer à sa structuration à travers ses clubs, sa commission montagne-escalade, ses formations... L’idée ; c’est de déboulonner la statue de l’alpiniste héroïque, qui brave la mort au quotidien, pour faire de l’alpinisme une activité accessible à tous.
Quelles sont les valeurs que l'on retrouve au sein du mouvement libertaire et de l’alpinisme populaire ?
Guillaume Goutte : L’autonomie, la responsabilité et la solidarité font partie du projet politique de l’anarchisme, de ce fédéralisme libertaire théorisé par Proudhon, mis en pratique lors la première Internationale et expérimenté dans l’Espagne révolutionnaire de 1936. Fondant l’expérience autogestionnaire, ces trois valeurs sont aussi au cœur de l’alpinisme populaire. En effet, les alpinistes progressent dans un univers difficile et potentiellement dangereux en étant reliés par une corde qui incarne aussi bien la solidarité que la responsabilité. La solidarité, car si l’un dévisse, l’autre peut enrayer la chute et éviter le drame. La responsabilité, car s’encorder c’est s’engager à garantir la sécurité de son compagnon. L’autonomie suppose quant à elle l’apprentissage, et donc la formation, la transmission des savoirs, en lieu et place d’un alpinisme commercial où le second de cordée est condamné à marcher dans les pas du premier, à suivre aveuglément.
L’alpinisme est-elle une forme de résistance ?
Guillaume Goutte : Disons que l’alpinisme a été mis au service des résistances et des révoltes. En Espagne, le mouvement anarchiste a par exemple été à l’origine de ce qu’on a appelé l’excursionnisme libertaire. Ses structures organisaient des randonnées en montagne, mais c’était aussi un moyen de tenir des réunions clandestines. Pendant la guerre d’Espagne et la dictature franquiste, les Pyrénées voient fleurir des réseaux de passage clandestins animés par des militants anarchistes. Au XXIe siècle, les maraudeurs du col de Mont genèvre, dans les Hautes-Alpes, perpétuent ce devoir de solidarité. Chaque année, ce point de passage entre l’Italie et la France est emprunté par des dizaines de migrants en quête d’une vie meilleure et de sécurité. Traqués par la police, ils se retrouvent à prendre des « chemins de traverse » souvent exposés, surtout en hiver, d’autant qu’ils n’ont pas les équipements adéquats. Des citoyens solidaires et des militants organisent donc des maraudes pour venir en aide à celles et ceux qui sont en détresse. La montagne est également un objet politique, un environnement à défendre contre les agressions du tourisme et de l’industrie. Dans le cadre des luttes écologiques, l’alpinisme est régulièrement convoqué. Parce qu’il est esthétique et qu’il brasse un imaginaire puissant, il permet de médiatiser des combats qui peinent à trouver l’intérêt de l’opinion et des institutions. Je pense notamment à la zone à défendre installée en octobre 2023 sur le glacier de la Girose, dans le massif des Écrins, pour protester contre la construction d’un troisième tronçon du téléphérique de La Grave. Enfin, la montagne peut aussi devenir un « théâtre », une sorte de tribune pour les luttes, et pas seulement écologiques. En 2020, un drapeau de la CGT a ainsi été déployé sur un sommet alpin en solidarité avec les 512 salariés de la Société d’agences et de diffusion licenciés à la suite de la liquidation de leur entreprise.
Comment percevez-vous l’évolution de l’escalade en ville ?
Guillaume Goutte : En amenant les « montagnes dans la ville », comme disait la FSGT, les murs d’escalade construits dans les gymnases ou les complexes scolaires ont été au cœur de la démocratisation de cette discipline. Mais comme souvent dans la société libérale, le marché n’a pas tardé à s’intéresser de près à ce petit monde... Ces dernières années, l’essor des salles privées a ramené l’escalade dans le giron de la bourgeoisie. Dans les grandes villes, ces endroits sont devenus des lieux de sociabilité pour les CSP+ et la discipline n’est qu’un alibi pour cultiver un entre-soi social. Heureusement, l’escalade et l’alpinisme populaires ne sont pas morts ! Nombreux et très dynamiques, les clubs de la FSGT perpétuent ce que les anciens ont construit. S’il faut reconnaître que leurs membres sont moins issus de la classe ouvrière que des classes moyennes et des professions dites « intellectuelles », le projet est là. Chaque année, des grimpeurs militants de la FSGT s’engagent dans des initiatives de solidarité et font vivre une approche fondée sur ces trois beaux principes que sont l’autonomie, la responsabilité et la solidarité. Et ce ne sont pas les seuls. D’autres clubs, groupes, plus ou moins politiques, plus ou moins confidentiels, sont déterminés à ne pas laisser l’escalade et les montagnes aux marchands et aux bétonneurs.
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