Le football a profondément changé de nature, y compris dans la place qu’il occupe au sein de la culture populaire. Son importance génère de nombreux effets pervers, aussi bien sur le terrain des valeurs qu’à travers le modèle que son élite professionnelle propose. Alors que les yeux seront tournés vers le Qatar, cette Coupe du monde du cauchemar social et écologique (lire pages suivantes), il ne faudrait pas oublier que l’évolution de ce sport ne date pas d’hier, et qu’elle s’observe également en France. Laurent-David Samama, journaliste et auteur du livre Footporn (éditions de L’Aube), nous propose de disséquer les tendances lourdes de la mutation du football au cœur de nos sociétés.
Dans votre ouvrage Footporn (ed. de L’Aube), vous évoquez l’évolution du football et le comparez au porno…
Laurent-David Samama : À l’origine, le football fut créé comme un jeu conçu pour divertir les fils de la bonne société anglaise. Rapidement, il est devenu ce sport joué aux quatre coins du globe, dont se sont emparés tous les peuples ou presque, toutes les strates de la société, jusqu’à devenir une expression populaire majeure. Vint ensuite cette phase business qui n’est pas encore terminée, mais il m’apparaissait intéressant de raconter le changement suivant, l’énième mutation du foot en spectacle. Comme si notre amour pour le ballon était soluble dans les codes de l’« entertainment », il faudrait que le football soit toujours plus divertissant, riche en émotions et en rebondissements. En un mot qu’il devienne forcément désirable. De là à y voir une pornographisation à l'œuvre, il n’y a qu’un pas. Il me semblait clair que le danger était de faire de ce sport un spectacle procurant au spectateur une jouissance obligatoire, à l’instar d’un film X pensé et imaginé pour faire jouir. Or le football que j’aime regarder est parfois lassant, souvent imparfait. Il ne doit surtout pas garantir des buts. Il peut aboutir à un 0-0. C’est un football normal, peut-être à l’ancienne, non-génétiquement modifié.
Le ballon rond impacte-t-il désormais l'ensemble de la société ?
Laurent-David Samama : Je pense que le football revêt désormais une importance sociale et politique de premier ordre. Je n’ai que 35 ans, mais je me souviens que, dans les années 1990, le football en France était un fait périphérique. Il y avait certes de vrais passionnés et des villes de foot, mais rien de si déterminant qu’à l’heure actuelle. A notre époque, toute la France a un avis sur Benzema, sur Mbappé, sur Jean-Michel Aulas, sur l’ambiance au Vélodrome et les ambitions du PSG. On se cale pour le meilleur et pour le pire, sur l’euphorie et la surenchère italienne ou espagnole. Mais, parfois, trop de foot tue le foot. Dans Footporn, je raconte l’expérience de chercheurs anglais comptabilisant le nombre de matchs diffusés sur une semaine à la télévision. Près de 80 et parfois même 100 quand toutes les coupes continentales se jouent. C’est trop, et cela crée un effet de saturation. Voilà donc le glissement : le football est devenu un tel bien de consommation que le filon est exploité jusqu’à plus soif. On crée sans cesse de nouvelles compétitions, on envisage de jouer la Coupe du monde tous les deux ans plutôt que tous les quatre ans. Là encore, dans ce toujours plus (de matchs, de buts, de jouissance sportive), on peut voir une pornographisation…
Le foot amateur est-il « contaminé » par cette évolution ?
Laurent-David Samama : En bon pessimiste, il me semblerait que oui, même si rien n’est inéluctable. Les valeurs du foot amateur semblent tenir bon, mais la contagion est néanmoins là. Les jeunes imitent souvent ce qu’ils voient à la télé. Mbappé parlait de la responsabilité qu’il a lorsqu’il porte le maillot du PSG et de l’équipe de France. Il incarne quelque chose de si immense et de tellement observé que le moindre dérapage serait sur-commenté. Ce que l’on observe partout, c’est tout de même plus de violence et de nervosité sur les terrains amateurs, entre les équipes qui s’affrontent et envers les arbitres également. Soit les mêmes maux qui imprègnent toute notre société. Autre sujet de préoccupation : la pression qui pèse désormais sur les jeunes pépites, dès leur plus jeune âge. Le football est devenu un tel tremplin social qu’il permet à un joueur professionnel de faire vivre toute une famille ainsi qu’une myriade d’amis, d’agents et de conseillers. Cela pèse lourd, sitôt que l’on entrevoit la possibilité d’envoyer son enfant en centre de formation. La solution serait de sanctuariser le foot amateur. De lui permettre de viser l’épanouissement de tous plutôt que la performance de quelques-uns.
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