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Photo du rédacteurNicolas Kssis

Raphaël Verchère | « Avoir du talent en sport, c'est un mérite aristocratique »

Le sport est porteur de valeurs ! Mais ces valeurs possèdent une histoire et sont parfois importées d’autres champs sociaux. En retour, le sport, en devenant un phénomène social démocratisé, s’est transformé en « pédagogue » auprès des masses. Parmi les concepts qui posent problème, le mérite ne s’avère pas le moindre… Notamment parce qu’il peut donner l’impression d’attirer la pratique sportive et son signifiant culturel vers les grands paradigmes libéraux ou capitalistes. Philosophe, Raphaël Verchère vient justement de publier Sport et mérite, histoire d’un mythe (Les éditions du volcan). Pour Sport et plein air, il détaille donc certaines des dimensions présentes dans cet ouvrage issu d’une thèse (« Travail, ordre et discipline : la société sportive et ses tensions ») réalisée par ses soins en 2012.


La notion de mérite dans le sport s'enracine-t-elle forcément dans l'approche libérale du travail ou au corps idéologique du libéralisme ?

Raphaël Verchère : Au 19e siècle, le sport naissant s'adresse en premier lieu à une aristocratie, à de jeunes privilégiés. Ce qui intéresse les théoriciens de l'époque, comme Thomas Arnold en Angleterre, ou Pierre de Coubertin en France, c'est que le sport reflète, dans sa constitution, des valeurs de l'époque, essentiellement aristocratiques. L'aristocratie, en ce sens, c'est le privilège de naissance, c'est naître avec quelque chose que les autres n'ont pas. Le mérite, ici, c'est simplement le fait d'être bien né, et, pour paraphraser Beaumarchais, de « ne s'être donné que la peine de naître ». En sport, pas besoin de s'entraîner avec une telle conception. Au contraire, cela aurait été perçu comme une faiblesse puisque ce sont les faibles qui doivent s'entraîner. Ceci heurte évidemment des conceptions plus démocratiques et égalitaristes du mérite, où ce qui compte est davantage la responsabilité que possède véritablement un agent par rapport à sa réussite : non plus être bien né, mais avoir bien travaillé. Historiquement, on observe un glissement dans les représentations de la première forme de mérite à la seconde tout au long du vingtième siècle, et notamment à partir du Front populaire.


Employé par les entraîneur·ses ou les sportifs·ves eux/elles-mêmes, le concept d’effort est souvent rattaché au monde du travail, voire à la classe ouvrière. Vous rappelez toutefois dans votre livre qu'il reste lié à une idée aristocratique du sport...

Raphaël Verchère : À la fin du 19e siècle et au début du vingtième, le sport est quasi-exclusivement décrit comme une aristocratie physique, tant par ses promoteurs que par ses détracteurs. Comme je l’ai déjà indiqué quelques lignes plus haut, la place du travail dans l'amélioration de la performance n'y est que très congrue. Selon Pierre de Coubertin, l'entraînement ne permet en aucun cas de combler les inégalités naturelles. La hiérarchie édictée par la nature demeure identique, travail ou non. C'est ce qui l'intéresse précisément : le fait que l'ordre inégalitaire de départ ne soit pas fondamentalement bouleversé, qu'il perdure, en même temps que l'illusion qu'il puisse être combattu par le travail encourage chacun à donner le plus possible de ce qu'il peut. Il y a là une leçon tout à fait morale à méditer selon lui. Lorsque quelqu'un met l'accent sur le travail comme seul ingrédient de la réussite sportive, cela contribue à voiler ce qui la fonde vraiment, à masquer l'ordre aristocratique sous-jacent. Karim Benzema a beaucoup insisté sur le travail lors de la cérémonie de remise de son Ballon d'or ; mais beaucoup de footballeurs ont travaillé autant que lui, peut-être même plus, sans pour autant réussir ; c'est donc que son succès est du à autre chose, à un « je-ne-sais-quoi » arbitraire, qui fait de lui quelqu'un appartenant à une autre caste que le commun des mortels, à une aristocratie, qui se cache derrière le discours du mérite et du travail.


En notant les élèves, l'EPS participe-elle à cette approche du sport qui récompenserait seulement les « meilleur·es » ?

Raphaël Verchère : Cela a pu être le cas à une époque, et ça peut toujours être le cas parfois. Cependant, l'Éducation physique et sportive est une des rares matières à l'école où une vraie réflexion est entreprise quant au rapport entre travail et réussite, pendant que ce point reste totalement ignoré par les autres matières. Ainsi, il ne suffit plus d'être très bon dans une certaine discipline sportive pour obtenir la note maximale. Les enseignants et les enseignantes sont supposés tenir compte de la progression des élèves par rapport à leur niveau initial, également d'apprendre à ces derniers à se connaître eux-mêmes en prédisant leur propre performance. Par ailleurs, l'EPS ne se résume pas à simplement pratiquer un sport. L'Éducation physique peut, en droit, ne pas être purement sportive et axée sur la performance au sens strict. C'est pourquoi de nombreux enseignants intègrent aujourd'hui de la danse ou de l'expression corporelle, pour s'écarter de ces critères de performance pure.


Comment placer cette autre caractéristique du discours sportif, le talent, qui semble, au contraire, déminer la seule valeur de l'effort et du mérite ?

Raphaël Verchère : Finalement, deux dimensions existent dans le concept de mérite. D'un côté, le mérite rétributif : est méritant celui qui est capable, performant, peu importe s'il est responsable de l'être ou pas. On mérite son bac si on a le nombre de points suffisant, même si on n'a pas beaucoup travaillé. D'un autre côté, le mérite moral : est méritant celui qui s'est efforcé, peu importe s'il a réussi ou pas. On mériterait d'avoir son bac si on a beaucoup travaillé, même si on n'a pas le nombre suffisant de points. L'idée de méritocratie noue ces deux dimensions ensemble, comme si tout était simple : celui ou celle qui réussit a travaillé, celui ou celle qui n'a pas travaillé échoue. Mais la réalité fait apparaître beaucoup plus de nuances. L'une de ces variations est justement celle du talent, et, encore plus, celle du génie : avoir du talent, du génie, dispense de travailler - ou en tout cas cela permet de donner au travail des fruits beaucoup plus nombreux que lorsqu'on n'en est pas doté. Cela n'exclut évidemment pas le mérite : il y a beaucoup de mérite à avoir du talent, même si celui-ci ne se définit justement pas par le seul fait de l'avoir cultivé par le travail. Mais avoir du talent, c'est un mérite aristocratique, bien loin du mérite besogneux que l'on voudrait voir le sport desservir.


Parmi les contournements du mérite, vous évoquez par exemple la triche ou le dopage…

Raphaël Verchère : Le sport est aujourd'hui encore chargé de valeurs aristocratiques. Au risque de caricaturer, c'est quelque chose de « droite ». Tout au long du vingtième siècle, on a voulu en faire quelque chose de plus égalitariste et de « gauche ». Mais ce sont surtout les représentations du sport qui changèrent, plutôt que le sport lui-même. En son sein, la réussite continue de dépendre de nombreuses choses arbitraires : être né avec le bon corps, la bonne âme, dans le bon milieu social. Or tous ces arbitraires sont masqués par l'image que l'on a du sport, au point que les pratiquants et les pratiquantes peuvent ne plus les discerner et ne pas comprendre pourquoi, en dépit de tous les efforts, le travail ne paye pas comme il le devrait. La tentation de subvertir l'aristocratie sportive par autre chose que le travail, en prenant des raccourcis, peut devenir prégnante. Réussir en vélo, c'est avoir, notamment, un taux d'hématocrite élevé, ce qui dépend de son patrimoine génétique, que l'on ne choisit pas. Recourir à l'EPO peut répondre à une aspiration démocratique, égalitariste, quasi-marxiste : que le capital physique soit réparti de façon plus juste.


Derrière le concept de mérite se cache la notion d'injustice, perdre un match ou une course alors qu'on a travaillé toute la semaine ou l'année pour y arriver. Quelles sont les conséquences de ce type de frustration ?

Raphaël Verchère : Cette frustration peut conduire à ces tentations de contournement du mérite déjà évoquées et qui peuvent parfois déboucher sur les sinistres violences que l'on connaît. Mais, dans le même temps, l’injustice est ce qui fait paradoxalement fonctionner le sport. D'une part, en suscitant du débat : une des fonctions du sport est de prêter à la discussion, permettant à quiconque, compétent ou pas, de « refaire le match ». D'autre part, en créant de l'incertitude : l'injustice, c'est quand celui ou celle qui aurait dû gagner ne l'emporte pas, déjoue les pronostics. Au final, bizarrement, l'injustice peut contribuer à faire penser que le sport repose sur une certaine forme de justice immanente, égalitariste et démocratique : ce ne sont pas toujours les plus puissants ni les plus travailleurs, ceux qui devraient l'emporter, qui sont victorieux puisque certaines circonstances peuvent parfois favoriser mêmes les moins qualifiés.


La montée des pratiques dites de loisir ou de santé est-elle une forme de contestation de ce paradigme du mérite ?

Raphaël Verchère : Il existe aujourd'hui des manières de pratiquer qui semblent éloignées du sport de compétition. Pratiquer sans licence, jouer au football de façon spontanée, courir le dimanche matin sont autant de pratiques à première vue en rupture avec le sport méritocratique. Cependant, on peut vite se faire rattraper par ce mécanisme que l'on prétend fuir. Mesurer ses performances, les comparer, s'entraîner pour tenter de s'améliorer, c'est déjà, d'une certaine façon, entrer dans le dispositif et adhérer à ses valeurs. Il suffit de courir avec un chronomètre, de compter les buts, de créer des classements pour le faire. Si bien qu'il est difficile d'imaginer un sport débarrassé totalement des valeurs de la compétition et de la méritocratie : serait-ce encore du sport ? La question est surtout de conserver un regard toujours critique sur les verdicts des compétitions, d'avoir conscience que ce qui se joue dans le sport est aux antipodes du mérite…

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